Plutôt que de résumer mon livre, je vais situer la question politique qui nous concerne directement.
Par « nous », j’entends tous ceux qui adhèrent au principe de séparation de la société civile et de la société religieuse : peu importe qu’ils soient des athées ; des croyants qui refusent d’être réduits à leur appartenance religieuse ; ou des individus indifférents à leur groupe religieux de naissance. Peu importe aussi, qu’ils soient Français, Algériens, Syriens ou Indiens, car je ne parle pas d’un problème français ou européen, mais d’un problème politique quasi-planétaire, présent là où militent des islamistes.
Je sais bien que l’emploi de ce mot est souvent critiqué, notamment à gauche. Combien de fois n’a-t-on pas lu que « islamiste » est un terme d’insulte raciste, destiné à stigmatiser les populations issues de l’immigration. A part les terroristes – les adeptes du jihad -, nous dit-on, il n’existerait aucun « islamiste ». Dans cette vision des choses, les populations issues de l’immigration sont, en tout et pour tout, des « Indigènes de la République », des victimes de la colonisation, de l’impérialisme et du racisme. Reste qu’il existe des individus, des groupes et des mouvements qui se désignent eux-mêmes comme « islamistes » ou « salafistes » (adeptes du retour aux premiers temps de l’islam), qui affichent des programmes politiques et qui les mettent en œuvre. Qu’ils puissent être, par ailleurs, anti-impérialistes comme la plupart d’entre nous n’abolit pas la différence : eux sont salafistes ou islamistes, pas nous.
Par islamistes, j’entends ceux des musulmans fondamentalistes pour qui l’islam constitue une doctrine indissolublement religieuse et politique, une doctrine dont les impératifs absolus priment ceux de l’Etat et les droits des citoyens. Nous, gens de gauche, ne sommes les fondamentalistes d’aucune religion ; et, quel que soit le mépris dans lequel certains d’entre nous tiennent les idéaux et les institutions démocratiques, il ne nous viendrait pas à l’idée de leur redonner force en les soumettant à un absolu religieux. Parmi ces islamistes, il y en a qui ont opté pour la terreur systématique contre tout « impie » – qu’il soit chrétien ou musulman — pour réaliser leurs objectifs politiques : je les appelle « jihadistes ».
Deux précisions
D’une part, un musulman peut être fondamentaliste sans être islamiste. Il peut considérer, par exemple, que le retour aux fondamentaux de l’islam, tel qu’il l’envisage, peut se faire dans le cadre des lois françaises. Certes, il est réactionnaire : il réprouve l’ampleur du droit à la liberté d’expression, le libéralisme des lois sur l’égalité des sexes et des sexualités, il condamne l’étroitesse des lois de laïcité… Mais, pour autant que ce musulman-là s’engage dans une action politique (car il en existe de réactionnaires et de dépolitisés), il l’inscrira dans le cadre de la démocratie parlementaire. J’en montre un exemple dans mon livre, l’imam Fethi Alev.
D’autre part, un islamiste peut n’être pas un jihadiste : il peut partager avec lui l’exigence d’un retour aux fondamentaux de l’islam, mais rejeter sa stratégie politique, la terreur. Les islamistes dont il est question dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins ne sont pas jihadistes, mais ils ne sont pas pour autant des « modérés » ou des « démocrates » : tous sont violents, plus ou moins selon les nécessités du moment.
Ce n’est pas être raciste que de dire ceci. Quand des attentats terroristes se produisent – 2001, aux USA ; 2004, à Madrid ; 2005, l’assassinat de Theo van Gogh à Amsterdam ; 2005, les attentats de Londres –, il est normal que la presse interroge les islamistes : car ils ont toujours affiché un projet politico-religieux analogue à celui des groupes jihadistes.
Ce n’est pas suspecter leur qualité de citoyens de plein droit que d’interroger la vigueur et la sincérité de leur rejet du terrorisme : par exemple, en comparant ce qu’ils en disent dans la presse danoise, sur les sites web, dans les mosquées, dans les réunions publiques, dans les médias arabes à l’étranger…
De même, il est normal
– qu’on vérifie si la violence et l’intimidation physique sont vraiment absentes de leur action dans le milieu de leurs adeptes potentiels — ceux qu’ils déclarent être des « musulmans », et dont ils se proclament les leaders naturels ;
– normal qu’on examine s’ils utilisent seulement la persuasion pour que les habitants du quartier se conforment à leur idéal politico-religieux ;
– normal qu’on vérifie si les femmes, les homosexuels, les athées, les agnostiques, les buveurs, les fêtards, les musiciens… sont libres d’afficher des choix différents.
Pour ce qui concerne les islamistes de mon livre, la réponse à ces questions est clairement non. Dire qu’ils sont des « islamistes modérés » du seul fait qu’ils répudient l’impératif d’élimination systématique des « impies » est carrément léger.
Jeanne Favret-Saada, 10 mai 2007
- Caricatures Danoises. « Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins » Jeanne Favret-Saada, éd. les Prairies ordinaires, 2.07, 175 pp. 15 E, ISBN 978-2 35096-045-6 – [Multi-Mediathèques Laïq] Sur l’affaire des « Caricatures » danoises (représentant Mahomet), JFS, a notamment publié deux articles dans la revue Vacarme (avec une évolution de position entre les deux textes), une intervention à la librairie Païdos (2007) : un article de JFS sur cette affaire (https://laicite.fr/les-islamistes-et-nous/) ; source, https://www.laicite.fr/mediatheque/librairie/societe/
création, 3.9.07