Plusieurs philosophes laïques nous disent qu’un lot de concepts et de propositions bien formées sur la République, l’Ecole et la citoyenneté suffisent à fonder la laïcité française et à la distinguer de toute autre : nous aurions donné au monde le modèle d’un lien politique tiré d’un pur principe, d’un a priori. Et c’est en revenant sans cesse sur cette pensée fondatrice que nous serions outillés pour affronter les enjeux contemporains.
Or cette argumentation ne convainc pas ceux à qui elle est destinée : les partisans d’une « laïcité nouvelle », « plurielle » ou « ressourcée », accueillante aux religions comme aux différences culturelles. Les néo-laïques vont répétant que ces constructions philosophiques appartiennent à un moment historique dépassé, la France républicaine de 1870-1905 : d’accord elles étaient formidables, mais plus personne n’y croit, à l’exception d’un quarteron de doctrinaires. Personne : ni l’opinion, ni même les responsables de l’État.
C’est que, selon ces néo-laïques, la laïcité a depuis longtemps réalisé son programme : l’École et l’État sont irréversiblement séparés des Églises. Il est absurde de se crisper sur les rares manifestations du cléricalisme, il faut les dénoncer au coup par coup et convier les religions à participer, avec les organisations et les citoyens de bonne volonté, aux « chantiers de l’an 2 000 ». A l’ordre du jour de cette « laïcité plurielle », la délibération et la prise en charge commune des problèmes sociaux et culturels. Michel Morineau, secrétaire national de la Ligue de l’Enseignement en 1990, y insiste : « aujourd’hui, la laïcité est moins un combat contre l’emprise sociale abusive des religions qu’un combat pour un ‘art de vivre ensemble' »
On saisit ce qui oppose les philosophes évoqués plus haut aux néo-laïques. Pour les premiers, la laïcité est un concept politique, concernant exclusivement le rapport de l’État (et donc de l’école publique) avec les religions. Les seconds, au contraire, en font une notion à la fois sociologique et éthique. Ils entendent par « laïcité » une attitude générale – la tolérance, l' »ouverture » – et sa conséquence, le « droit à la différence » (mot d’ordre inimaginable pendant la conquête de la laïcité, de 1789 à 1905). Par exemple, les enseignants, s’ils comprenaient cela, pourraient voir dans le foulard islamique le signe d’une « identité » bafouée plutôt que l’affirmation d’un islam politisé. D’ailleurs, cette « laïcité » qui refuse de s’obséder sur le religieux intègre dans son programme, outre la reconnaissance des « communautés », la protection de la planète, l’économie solidaire, les inégalités, la dénonciation des « nouveaux clercs » (experts et grands commis de l’État), l’ouverture d’un débat sur les usages de la science, la refondation de la morale et la « quête du sens ».
Pas plus que Catherine Kintzler ou Régis Debray, je ne tiens le concept de laïcité pour une montre molle : sa raison d’être – la seule – est politique. J’explorerai toutefois la possibilité d’un argumentaire non philosophique, qui conteste cette « nouvelle laïcité » au niveau empirique où elle-même se situe. Dotée d’une histoire spécifique, la laïcité a pris corps dans un ensemble législatif et constitutionnel qui en délimite le sens : c’est cette empirie-là que j’ai à l’esprit, celle de l’histoire et du droit.
Cet article retrace l’apparition de la néo-laïcité en 1984 après la défaite de la gauche dans la bataille scolaire. L’opposition traditionnelle entre laïques et cléricaux se volatilisa, les religions appréciant les possibilités offertes par une néo-laïcité consensuelle. Le paysage idéologique français s’en trouva profondément modifié, au moment même où une gauche gestionnaire et « opportuniste » (comme on disait au XIXe siècle), parvenue au pouvoir, brouillait les anciens repères politiques.
J’évoque ensuite une thèse centrale de ce courant de pensée telle que l’exprime Jean Baubérot, l’un de ses représentants les plus connus : l’urgence d’un « nouveau pacte laïque » qui (contrairement à l’ancien, la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905) devrait cette fois être négocié avec les religions. Selon l’auteur, ce nécessaire aggiornamento politique exige un changement dans la manière dont la laïcité envisage traditionnellement son histoire : elle ne serait pas faite d’une succession de batailles, mais de « pactes ».
Ce terme survient dans l’œuvre de Jean Baubérot à propos de ce que nous avons coutume d’appeler le Concordat de 1801-1802 : je montre le traitement singulier auquel l’auteur soumet le langage et les données historiques afin de prouver qu’il s’agit bien d’un « pacte ». Enfin, j’étudie les stratégies employées par les « républicains de gouvernement », au cours des années 1880, pour faire voter les lois de séparation de l’Église d’avec l’École, sans toucher au dispositif concordataire : ni l' »opportunisme » ni le « réalisme » de ces hommes politiques ne permet de dire qu’ils auraient signé avec les Églises un quelconque « pacte laïque ».
Je propose donc une histoire critique de la période concordataire, du moins telle qu’elle est revue et corrigée par un auteur néo-laïque. Si mon travail ouvre une issue dans l’impasse où la notion de « pacte » me paraît fourvoyer la pensée laïque, c’est par une remise en mémoire circonstanciée des discordes relatives à la place de la religion – et, singulièrement, de l’Église catholique – dans la vie politique française. Signaler au passage, comme le fait Jean Baubérot, qu’en parlant de la paix il présuppose l’existence d’un conflit antérieur me paraît insuffisant : encore faudrait-il pouvoir se représenter cette « guerre des deux France », ses enjeux, les stratégies, les avancées et les reculs des combattants. J’ai choisi de le faire dans cet article à propos de la construction législative qui a prévalu tout au long du XIXe siècle parce que la mémoire laïque n’a jamais véritablement intégré la période concordataire. A propos des relations entre les Églises et l’État, nous évoquons volontiers la Révolution – notamment la première Séparation de 1794 à 1801 -, mais nous faisons l’impasse sur les années 1801-1880. Grâce à quoi, succombant aux délices du parachronisme, nous faisons de la séparation des Églises et de l’École une éclatante sonnerie de trompettes, l’annonce de la « vraie » Séparation – celle de 1905.
I. APRES LA DÉBACLE
Les appels à une laïcité « nouvelle », « ouverte » et « conciliatrice » se sont multipliés depuis la faillite, en 1984, du projet de loi socialiste sur l’unification des deux écoles, publique et privée sous contrat (catholique à 90 %) : l’on se souvient qu’un million de défenseurs de l’enseignement « libre » descendirent dans la rue, provoquant le retrait précipité du projet de loi et la démission du ministre de l’Éducation, mais aussi la scission du camp laïque.
D’un côté, les néo-laïques : selon eux, les responsables des organisations laïques auraient dû comprendre que les Français n’avaient défendu dans cette affaire que la liberté de choisir entre deux types d’écoles. Nombre de simples « consommateurs d’école » seraient venus gonfler les manifestations catholiques, bien qu’ils ne soient attachés, en réalité, qu’au pluralisme scolaire. Les mêmes raisons expliqueraient d’ailleurs la relative médiocrité de la mobilisation laïque.
De l’autre côté, les laïques irréductibles : ils accusent les gouvernements de droite d’avoir, depuis quinze ans, privilégié l’école privée et laissé l’école publique se dégrader, faute de lui donner les moyens nécessaires. A la gauche, ils reprochent d’avoir été incapable de bâtir le « grand service public unifié et laïc de l’Éducation nationale » auquel s’était engagé le candidat Mitterrand durant sa campagne électorale. Beaucoup de militants avaient lu dans cette annonce la remise en cause de tout le dispositif d’aide à l’enseignement privé, à commencer par l’abrogation des lois les plus récentes. Certains supposaient qu’une Assemblée à forte majorité socialiste n’hésiterait pas à voter la nationalisation, seule forme possible, à leurs yeux, de l' »unification ». D’autres estimaient que le gouvernement serait contraint d’en revenir au principe qui avait prévalu à la Libération : « A l’école publique, fonds publics ; à l’école privée, fonds privés » -, ce qui équivalait à renoncer à toute solution contractuelle.
C’était rêver en plein jour, et demander au président plus qu’il n’avait promis dans des déclarations volontairement ambiguës, et sur lesquelles personne n’avait pris le risque d’exiger des précisions : la mise en place du nouveau dispositif serait « négociée sans spoliation ni monopole », et les contrats d’association des établissements privés avec l’Etat seraient « respectés ». En janvier 1982, Alain Savary, le ministre de l’Éducation nationale, avait ouvert une négociation séparée avec les organisations laïques et avec les responsables de l’enseignement catholique. Les premières ayant claqué la porte, il s’était retrouvé face aux seconds, dont les plus déterminés agitaient la menace – crédible – de manifestations gigantesques. La négociation terminée, un projet de loi à peu près acceptable arrivait enfin devant l’Assemblée quand des boutefeux des deux bords provoquèrent la rupture. D’une part, un député socialiste avait introduit un amendement que le premier ministre cautionnait malgré la désapprobation d’Alain Savary. D’autre part, le cardinal Lustiger, électron libre de l’Église de France, avait lancé aux quatre vents médiatiques : « Il y a eu manquement à la parole donnée. » Et le 24 juin 1984, le fameux million de manifestants envahissait la rue.
L’année 1984 voit donc une guerre scolaire perdue par un gouvernement de gauche. La chose ne s’était pas produite depuis six décennies : en 1924, le Cartel des gauches, dirigé par Edouard Herriot, avait voulu imposer l' »école unique », l’expulsion des religieux congréganistes et l’application des lois de laïcité aux départements d’Alsace-Lorraine (redevenus français depuis la victoire sur l’Allemagne), la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican. Plusieurs mois de manifestations catholiques ininterrompues firent tomber le gouvernement. Par la suite, dans les brèves périodes où la gauche fut au pouvoir, elle évita soigneusement toute confrontation directe avec l’Église.
Aussi, en août 1984, le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Jean-Pierre Chevènement, est-il chargé d’enterrer en toute hâte le projet de loi négocié par son prédecesseur. Il lui substitue « quelques dispositions simples et pratiques » destinées à rassurer les syndicats de l’enseignement public, puisqu’elles abolissent les mesures les plus inéquitables de la loi Guermeur de 1977. Tout rentre dans l’ordre, mais un nouvel âge vient de commencer.
La guerre est finie
Dans les polémiques sur les rapports entre les institutions confessionnelles et l’État, l’opinion – enjeu principal de ces controverses – est désormais priée d’arbitrer entre deux factions qui ne rassemblent plus les mêmes combattants et dont les bannières portent d’autres devises.
Les néo-laïques, parmi lesquels de nombreux représentants des religions – catholicisme inclus -, se sont emparés du seul poste avantageux, celui de la Modernité ; et ils relèguent les laïques dans les bas-fonds de l’Archaïsme. La « laïcité moderne » sera, comme les premiers ne cessent de le marteler, tolérante, ouverte, large, généreuse, bienveillante, conciliante, dialoguante, active et créatrice ; assez de cette laïcité à l’ancienne, traditionaliste, pure et dure, sectaire, étroite, mesquine, violente, agressive, fermée, figée, prompte à exclure.
On assiste donc à une complète transmutation des valeurs : le parti qui, depuis le XVIIIe siècle, représentait le progressisme et le modernisme contre une Église catholique réactionnaire, qui s’imaginait avoir construit la laïcité aux XIXe et XXe siècles en remportant des batailles sur l’intransigeance religieuse est aujourd’hui traité comme une secte rétrograde qu’il urge de mettre à la retraite.
Que de chemin parcouru entre la Révolution et la célébration de son bicentenaire en 1989 ! Jusqu’alors, on tenait que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, surgie le 26 août 1789 dans une France « toute catholique » et gouvernée par un monarque de droit divin, avait inauguré l’émancipation politique (sinon métaphysique) du peuple français. L’Assemblée nationale, « en présence et sous les auspices de l’Etre Suprême », avait posé l’existence des « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ». Elle n’avait pas estimé pertinent de les situer par rapport aux « droits de Dieu », si souvent rappelés par l’Église. Selon l’article 3, le pouvoir politique n’avait aucun fondement religieux : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation : nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Plus besoin d’être catholique pour être citoyen dans un pays dont le roi n’est plus légitimé par Dieu. L’article 10 reconnaissait la liberté de conscience et le pluralisme des convictions : « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » Pour la première fois, les religions sont englobées dans une catégorie plus générale, celle des « opinions ».
Ce fut le moment inaugural de « la guerre des deux France » : catholique contre libertaire ; cléricale contre laïque ; monarchiste contre républicaine ; hiérarchique contre égalitaire… Or voici qu’en 1989, les religions clament leur conversion à la laïcité et que le catholicisme n’est plus le proscrit de la Modernité et de la République.
Certes, l’Église catholique n’a pas attendu la fin du XXe siècle pour se résigner à la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Une mutation s’est amorcée dès 1919, conduisant en 1924 à l’admission d’une certaine laïcité par le pape Pie XI. Après cela, hormis l’intermède du Cartel des Gauches en 1924-1925, on n’a plus vu de conflit ouvert entre l’Église et la République. Ni sous le Front Populaire, ni surtout à la Libération, où pourtant il y aurait eu de quoi faire. De 1940 à 1943, en effet, la hiérarchie catholique avait massivement coopéré avec le régime de Vichy, séduite qu’elle était, entre autres, par l’aversion du Maréchal pour la République et la laïcité.
Ce qui est nouveau, en 1989, c’est l’affichage de l’engagement des catholiques en faveur de la « laïcité ». Peut-être l’opération est-elle facilitée par le fait que ce terme est l’un des plus polysémiques qui soient, et que le droit français a jugé inutile de le définir : les lois sur l’école des années 1880, la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905, le préambule de la Constitution de 1946, la Constitution de 1958 l’emploient sans autre précision. Libre à chacun d’appeler « laïcité » sa variété particulière de gestion du problème – fût-elle une forme minimale de la tolérance religieuse – et de la revendiquer contre tel « fanatisme », qu’il soit « intégriste » ou « laïciste ».
Qui plus est, l’alliance d’une organisation aussi vénérable que la Ligue de l’Enseignement (fondée en 1866 pour arracher l’école à l’emprise cléricale), ou la Fédération des conseils de parents d’élèves (issue, en 1947, de ladite Ligue pour tenir en éveil l’opinion laïque) avec les religions constitue une innovation sensationnelle. Ces associations, et les groupes de réflexion laïques qu’elles fondent après la débâcle de 1984 – Laïcité 2 000 et les Cercles Condorcet – s’en vont proclamant : la guerre est finie, la concorde est à l’ordre du jour, et la laïcité appartient à tous.
De fait, le cléricalisme, si l’on comprend par là ce que les républicains ont combattu de 1870 à 1905, a disparu. En un siècle, la papauté est passée du Syllabus (1864) à Vatican II (1965). Elle reconnaît la liberté de conscience, la République, la démocratie et les droits de la personne (sinon les droits de l’homme tels que nous les concevons). Elle a cessé de rêver à une Restauration, c’est bien ce que lui reprochent ses intégristes. (Rappelons néanmoins que le Magistère romain n’a pas renoncé à la prétention d’être l’unique dépositaire de la loi morale et des bonnes formules de vie en société pour l’humanité entière. Et qu’il demande aux États de s’y conformer, se réservant le droit d’appeler à la désobéissance civile s’ils ne le font pas.)
En France même, il n’y a plus, comme au XIXe siècle, de vote catholique ni de lien évident entre l’appartenance confessionnelle et l’engagement politique. L’Église n’opère plus par pressions politiques directes, elle n’essaie plus de contraindre l’État ou ses propres fidèles. Elle s’en tient au registre démocratique de l’influence qu’elle exerce sur le personnel politique (au travers des puissantes relations de ses dignitaires ou du lobbying de ses associations) ; et sur l’opinion publique (en prenant part aux débats relatifs à des questions de société).
Bien sûr, certains de ses porte-parole poussent parfois le travail d’influence à un point tel qu’on pourrait le qualifier de pression – par exemple à l’occasion des lois sur l’école, la sexualité, la reproduction et la famille, ou à propos du respect que l’art doit à la religion. Cependant ils peuvent moins se le permettre qu’autrefois, car ils se heurtent à une résistance des fidèles – discrète, mais très repérable dans les sondages. Les catholiques ont conquis une autonomie remarquable dans leurs opinions comme dans leurs pratiques, notamment en matière de morale privée. Beaucoup ne s’estiment pas concernés par la totalité des prescriptions du Magistère ; et ils désapprouvent souvent les interventions de leurs pasteurs pour torpiller des projets de lois qui contreviennent à la morale catholique. Membres à titre individuel de la société civile, ces supposés fidèles ne tiennent pas nécessairement à y voir figurer leur Église comme institution officielle parlant de toutes choses en leur nom.
Tout le monde il est laïque
Si l’on excepte une infime minorité d’intégristes, tout le monde aujourd’hui se dit laïque : le terme ne permet donc plus de fonder une distinction, de définir un camp laïque, affronté à un autre qui ne le serait pas. La guerre des deux France est décidément terminée. Les rapports entre les institutions confessionnelles et l’État continuent de susciter des conflits, mais qui se jouent entre deux laïcités adverses.
Depuis 1989, les affaires du foulard dit islamique à l’école publique sont devenues le théâtre idéal de cet affrontement. Les Églises chrétiennes n’étant pas impliquées de façon directe, on ne saurait les accuser de prêcher pour leur paroisse. Aussi les néo-laïques peuvent-ils empocher en toute quiétude plusieurs bénéfices d’un même coup. Tout d’abord, ceux de la légalité républicaine : selon le Conseil d’État, la laïcité scolaire est compatible avec le port, par les élèves, de signes religieux. Ensuite, ceux de l’anti-racisme : imposer aux immigrés, sans leur laisser le temps de l’intérioriser, notre conception de la laïcité serait un comportement discriminatoire. Enfin, ceux de la moderne « tolérance » envers les « différences » religieuses : l’appartenance à une « communauté » de conviction donne chair au statut abstrait de citoyen. Et comme les lois de laïcité ont été conçues en un temps où l’islam était une religion marginale en France, voilà une excellente raison de les modifier. Haro donc sur les « laïcistes », qui s’y refusent au nom d’une conception « figée » (« archaïque ») des rapports entre les religions et l’État.
On peut certes comprendre que, dans le feu de la controverse, la disqualification rhétorique de l’adversaire prenne le pas sur la réflexion. Mais alors, faut-il conclure que la guerre n’est pas finie ? ou, plus exactement, que la concorde fait rage ? Pourquoi les néo-laïques éprouvent-ils le besoin de stigmatiser ceux qu’ils assurent vouloir convaincre ? ne pourraient-ils se contenter de se désigner eux-mêmes (par exemple) comme des « réviseurs », et leurs interlocuteurs comme des « mainteneurs » ? ou d’opposer une « laïcité rénovée » à une autre, qui serait « telle quelle » ?
Plutôt qu’une marque de bonne volonté ou qu’un appel à « nous enrichir de nos mutuelles différences », une telle neutralisation du vocabulaire constituerait une mesure d’hygiène intellectuelle : après quinze ans d’imbroglio langagier, j’aimerais me faire une représentation de ce qui, au juste, fait question pour les « réviseurs » de la laïcité. Quelle histoire en ont-ils construite, avec quels concepts, pour justifier quel diagnostic, afin de préparer quel avenir ?
II. JAMAIS DEUX SANS TROIS
Depuis bientôt dix ans, le plus éloquent des néo-laïques est un universitaire réputé, titulaire de la chaire d' »Histoire et sociologie de la laïcité » à la section des Sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études. Jean Baubérot, d’abord spécialiste du protestantisme, a élaboré la notion de « pacte laïque » dans des publications immédiatement postérieures à la défaite de la gauche dans la crise scolaire de 1984. Il a pris, en 1989, une part éminente au rapport commun de la Ligue de l’Enseignement et de la Fédération Protestante de France, Vers un nouveau pacte laïque. Rien de surprenant à ce qu’il publie, l’année suivante, un ouvrage sous le même titre mais assorti, cette fois, d’un point d’interrogation.
Ce livre a eu un impact considérable parce qu’il est à la fois rétrospectif (savant) et prospectif (militant) ; que le point de vue de la religion y est tenu par un esprit libre ; et enfin, que Vers un nouveau pacte laïque ? porte à la connaissance du grand public la remise en cause de la laïcité par elle-même depuis 1984. Michel Morineau, secrétaire général de la Ligue de l’Enseignement, signe la postface, qui reprend le titre et le contenu de son rapport de l’année précédente, Laïcité 2 000 : à n’en pas douter, le travail de Jean Baubérot est destiné à alimenter un large débat et à guider la réflexion des associations laïques. Voilà pourquoi j’ai choisi de l’analyser plutôt que toute autre production néo-laïque : prendre le temps de le lire permet de se repérer dans cette pensée et dans cette rhétorique particulières.
La démonstration de Jean Baubérot tient sa force persuasive de l’adage « jamais deux sans trois », et c’est ce que je me propose d’examiner, laissant de côté le tableau que l’auteur brosse de la situation présente et le contenu concret qu’il donne à son « pacte » de l’avenir.
Sur le sentier de la paix
Selon Jean Baubérot, les Français ont été assez sages pour clore la guerre religieuse de la période révolutionnaire par un premier « pacte », le Concordat de 1801. L’élaboration de celui-ci fut longue (une douzaine d’années, à partir de 1789), mais il a tenu un bon siècle et traversé sept régimes politiques. Quand il s’est trouvé usé jusqu’à la corde, on est parvenu à lui substituer le « pacte laïque » de 1905 (la séparation des Églises et de l’État) qui, lui aussi, a mis longtemps à voir le jour et qui a pacifié une France en conflit sous trois régimes différents. En dépit de signalés services rendus à la République, il aura bientôt cent ans, longévité fatale pour un « pacte » : place au troisième qui, cela va de soi, sera non moins « laïque ».
Dans un ouvrage publié peu auparavant, La Laïcité, quel héritage ?, l’idée générale de Jean Baubérot était déjà celle de trois moments – deux passés (aux mêmes dates, 1801 et 1905), et le troisième à venir. Toutefois, il parlait alors de « seuils de laïcisation », degrés dans la désintrication du politique et du religieux dont le franchissement provoque un changement de nature. La notion de « pacte laïque » apparaissait vers la fin du livre sous la forme d’une simple suggestion pour qualifier la loi de Séparation, « une sorte de pacte laïque ». Plus loin, l’expression revenait dans une question : « le temps n’est-il pas venu {…} de rechercher un nouveau pacte laïque ? »
Au contraire, toute l’argumentation de Vers un nouveau pacte laïque ? repose sur cette expression qui – malgré la tournure interrogative du titre de l’ouvrage – intervient dans quantité d’affirmations formelles aussi bien dans le corps du texte que dans les titres de chapitres et de paragraphes – les « seuils de laïcisation » n’étant pas pour autant abandonnés.
« Pactes » et « seuils » ont enchanté les néo-laïques et leur sont devenus des classiques. Mais plusieurs auteurs les ont contestés – notamment Jean Boussinesq, Pierre Ognier, Maurice Barbier et Guy Haarscher. Jean Baubérot leur a répondu dans une publication récente, La Morale laïque contre l’ordre moral : seulement sur certains points, comme on fait souvent, et en les accusant de n’avoir pas su le lire. Il réitère ses formulations de 1990 relatives aux trois « pactes laïques » et « seuils de laïcisation », en particulier dans un chapitre clé, « La laïcité entre la liberté de conscience et la liberté de penser ».
On doit donc considérer Vers un nouveau pacte laïque ? comme représentatif de la pensée de Jean Baubérot. Personnellement, je n’ai rien à objecter au récit qu’il y offre de l’histoire de la laïcité, mais je suis étonnée par l’usage qu’il fait de deux termes interprétatifs : « pacte » et « laïcité », l’un et l’autre essentiels à son argumentation.
Pour le Petit Robert, un « pacte » est une « convention de caractère solennel entre deux ou plusieurs parties » ; ou encore un « document, {un} écrit, qui constate la convention ». D’ailleurs Jean Baubérot précise bien qu’il ne parle pas de pactes mythiques tels ceux que postulent les philosophies du contrat social, mais de « pactes » réels, d' »accords » entre des « contractants », « partenaires » éventuellement inégaux et divisés d’opinion, mais qui peuvent « construire ensemble {…} un monde vivable pour tous ». De là une première question que je poserai à ce livre : en 1801-1802, puis en 1905, y a-t-il eu convention expresse entre l’État et les Églises ? (Sinon, pourquoi Jean Baubérot parle-t-il de « pacte » ?)
Comme on sait, les mots de la famille « laïcité » (« laïcisation », « laïque », « laïcisateur »…) sont particulièrement polysémiques. Cela tient, pour une part, à leur origine : ils ont été formés par détournement polémique d’une notion empruntée au droit ecclésiastique, qui oppose les clercs à un « peuple » de « laïcs », troupeau irresponsable et ignorant auquel Dieu désigne ses pasteurs. Pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, les républicains retournent cette distinction à son envoyeur : « l’esprit clérical {i.e.} la prétention d’une minorité à dominer une majorité au nom d’une religion. Les laïques, c’est le peuple, c’est la masse non mise à part, c’est tout le monde, les clercs exceptés, et l’esprit laïque, c’est l’ensemble des aspirations du peuple, du laos, c’est l’esprit démocratique et populaire. » Désormais, le « peuple » occupe tout le champ de la valeur civique : s’appeler « laïc » ou « laïque » équivaut à vouloir s’émanciper de la tutelle de l’Église, transférer les pouvoirs et les fonctions non religieuses de celle-ci à la République.
Le flottement sémantique vient, en second lieu, de ce que ces termes renvoient, selon le cas, à trois registres : d’abord, l’état de fait juridique dans lequel nous vivons depuis 1905. D’après le Petit Robert, par exemple, la laïcité est le « principe de séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir politique ». Ensuite, le processus au terme duquel cet état de fait est advenu : Baubérot retient la séquence qui commence en 1789, tandis que certains auteurs remontent à la Déclaration des Quatre Articles (1682), ou au Moyen Age, voire à la parole du Christ : « Rendez à César ce qui est à César… ». Enfin, la représentation qu’on se fait du rapport souhaitable entre les Églises et l’État. Avant 1905, la séparation n’y figurait pas de façon systématique : de nombreux républicains pensaient qu’il suffisait, pour être laïques, de lutter contre le cléricalisme.
On pourrait me rétorquer que ces trois registres sont dans une étroite imbrication. Sans doute, mais n’est-ce pas, précisément, une excellente raison pour les distinguer et pour s’imposer l’effort de marquer leurs articulations ? Faute de quoi une lecture, y compris banale – article ou « libre opinion » dans un journal -, devient un exercice de divination : de quelle « laïcité » l’auteur parle-t-il ? à quelle catégorie de « laïques » pense-t-il appartenir, et à laquelle s’adresse-t-il ? Si large est la polysémie de cette famille de mots que le Grand-Orient de France a cru devoir isoler un lot de significations pertinentes pour ouvrir les Assises internationales de la laïcité (1990) : « Mettons-nous bien d’accord sur le sens des mots employés ». De même, Pierre Fiala peut évoquer les « batailles sur le ‘sens vrai’ des termes ». Ou Jean Boussinesq inclure un glossaire dans son précieux memento.
Je n’entends assurément pas légiférer sur les « bons » usages de ces termes, mais seulement m’orienter dans le maquis des significations : de quelle « laïcité » Jean Baubérot parle-t-il, à l’occasion du Concordat, de la Séparation ou de la situation actuelle ? S’agit-il de la même dans les trois occurrences ? (Au cas contraire, pourquoi l’auteur utilise-t-il un seul mot ?)
Force m’est cependant d’interroger l’emploi des termes « pacte » et « laïcité » (et ceux de leur famille) à propos de ces épisodes de l’histoire des rapports entre l’État et les religions que sont le Concordat et la loi de Séparation.
Qui a signé le « pacte des cultes reconnus » ?
Lorsqu’il prend le pouvoir en 1799, Napoléon trouve une situation religieuse chaotique : les citoyens en tant qu’individus disposent de la liberté de religion, mais l’Église n’a pas droit d’existence comme institution avec sa hiérarchie, son clergé, ses biens propres. Ceux-ci ont du reste été détruits ou nationalisés (certains vendus à des particuliers), le budget des cultes de l’Église constitutionnelle a été supprimé, une partie de l’Église « réfractaire » est demeurée en place et en position de concurrence… Le coup d’État du 18-Brumaire sonne le glas du désordre révolutionnaire et Bonaparte mise, entre autres, sur la religion pour contenir les revendications populaires : « Comment avoir de l’ordre dans un État sans religion ? La société ne peut exister sans l’inégalité des fortunes, et l’inégalité des fortunes ne peut exister sans religion. Quand un homme meurt de faim à côté d’un autre qui regorge, ce lui est impossible d’accéder à cette différence s’il n’y a pas une autorité qui lui dise : ‘Dieu le veut ainsi, il faut qu’il y ait des pauvres et des riches dans le monde ; mais ensuite, dans l’éternité, le partage se fera autrement’. »
Le Premier Consul profite de l’affaiblissement – auquel il a lui-même contribué – de la papauté pour engager une négociation avec le nouveau pontife, Pie VII. Celui-ci a tout autant besoin d’aboutir : l’avenir du catholicisme dépend pour beaucoup du sort qui lui sera fait en France. A l’issue d’âpres discussions, la « Convention du 26 Messidor an IX {15 juillet 1801} entre le gouvernement français et le pape » est signée à Paris.
Ce Concordat reconnaît « la religion catholique, apostolique et romaine » comme celle de « la grande majorité des Français » ; il autorise son libre exercice public, dans le cadre des règlements de la police des cultes définie par le gouvernement ; la délimitation des circonscriptions ecclésiastiques fera l’objet d’un accord ultérieur ; tous les évêques démissionneront, Pie VII déposera les récalcitrants ; le Premier Consul nommera leurs successeurs, qui recevront du pontife l’investiture canonique. Tous les membres du clergé séculier – relevant de l’organisation diocésaine – prêteront un serment de fidélité au gouvernement, qui assurera le traitement des évêques et des curés. Le pape, « pour le bien de la paix », cesse de revendiquer les biens déjà vendus ou nationalisés ; les églises restantes sont mises à la disposition des évêques.
Il s’agit bien d’un « pacte » au sens où l’entendent le Petit Robert et Jean Baubérot : deux parties divisées d’intérêts et d’opinions signent une convention explicite. Toutefois, ce Concordat n’engage pas encore la République : il doit être ratifié par les Assemblées, dont la majorité – des révolutionnaires – est très hostile à l’Église. Aussi le gouvernement prend-il le temps de contourner l’obstacle et, neuf mois plus tard, en avril 1802, il propose la « loi du 10 germinal an X sur les cultes ». Elle comporte le texte de 1801, mais augmenté de soixante-dix sept articles « organiques » – terme indiquant qu’ils sont censés appartenir à l’essence même du Concordat signé par Bonaparte et par le pape.
Pie VII s’attendait à y trouver les règles d’application de la convention : une loi qui concernerait la seule Église catholique et qui définirait son cadre territorial et ses rapports avec l’administration. Or les Articles organiques ne parlent pas d’Église romaine, mais de « cultes » au pluriel : deux protestantismes, réformé et luthérien, acquièrent un statut égal à celui du catholicisme. Tous les trois sont « reconnus » : ils seront protégés et financés par les fonds publics. Le Concordat affirmait l’importance au moins statistique du catholicisme ; les Articles posent un pluralisme confessionnel encouragé par l’État.
D’autre part, les Articles stipulent que l’Église de France doit modifier son organisation. Ses relations avec la papauté sont réduites au minimum et soumises à autorisation. Les évêques sont étroitement subordonnés au Ministre des cultes et leurs décisions peuvent être contestées par le Conseil d’État. Il leur devient impossible de se réunir et de se concerter car il n’existe plus d’organisme permanent qui représente l’Église ; les assemblées épiscopales sont interdites et les correspondances, surveillées. En compensation, l’évêque tiendra une place honorable dans les cérémonies officielles et son pouvoir sur le clergé de second ordre sera presque absolu. La doctrine gallicane sera enseignée dans les séminaires ; il y aura un seul catéchisme (contenant des chapitres sur l’obéissance à l’autorité politique, auxquels Napoléon prêtera sa plume), et une seule liturgie pour tout le pays ; le clergé devra prêter serment au gouvernement, dénoncer les factieux et faire prier pour la République et ses « consuls » ; les conditions de l’ordination des prêtres et la prédication seront règlementées par l’État ; le mariage civil précédera la cérémonie à l’église.
Ces dispositions allaient bien au-delà d’un simple gallicanisme politique, dans lequel le souverain français refusait l’intervention de la papauté, puissance étrangère. Les Articles organiques façonnaient l’Église pour en faire une pièce de la machine gouvernementale. Dès lors, il n’est pas étonnant que Pie VII ait refusé obstinément de les reconnaître : ils n’avaient pas été négociés mais lui étaient imposés de façon unilatérale par le gouvernement français. Lors du sacre de Napoléon, en 1804, le pape obtint de l’Empereur – qui tenait à jurer de respecter « les lois du Concordat et la liberté des cultes » (deux pluriels absents de la convention de 1801) – qu’il le fît à la fin de la cérémonie et hors de sa présence. Jusqu’à la suppression du régime concordataire, en 1905, tous ses successeurs suivront Pie VII dans le refus des Articles organiques.
En conséquence, peut-on parler, comme le fait Jean Baubérot, d’un « pacte concordataire » ? La « base du système », écrit-il, est la convention de 1801, « complétée », en 1802, par les Articles organiques. S’agit-il d’un complément ou bien alors d’un décadrage ? Pourquoi l’auteur use-t-il de formulations contournées à propos des Articles organiques « destinés à fixer les conditions pratiques du Concordat (mais qui, en fait, débordaient ce cadre) et à régir les autres cultes reconnus » ? Pie VII avait-il signé un texte visant à faire du catholicisme un « culte » parmi d’autres et un instrument du pouvoir, à l’instar de l’armée ou de la police ? Même vaincu, jamais il n’aurait accepté semblables conceptions, pas plus que l’idée d’une législation civile du mariage primant le droit canonique.
Il est courant, chez les historiens du XIXe siècle, de nommer « régime concordataire » la construction napoléonienne de 1801 et 1802. Cette formule condensée (donc pratique) est un peu fautive, puisque certains Articles organiques détournent la signification du Concordat. Mais enfin, les historiens et leurs lecteurs s’y retrouvent : c’est une convention de langage. Or Jean Baubérot propose de la corriger : ce régime « devrait plutôt s’intituler, en rigueur des termes, ‘régime des cultes reconnus' ».
C’est évidemment moi qui souligne, car l’auteur en appelle à la précision lexicale sur un certain point (la signification qu’il attribue à la loi de 1802), au moment même où il opère un glissement sémantique sur un autre point (la qualité de convention librement consentie entre deux parties signataires) : « l’important, pour nous, revient à constater que, bien avant le ‘pacte laïque’ {de 1905}, un autre pacte avait été établi : le ‘pacte concordataire’ (ou ‘pacte des cultes reconnus’) ». N’est-ce pas là une technique de suggestion : l’auteur isole le deuxième syntagme – « pacte des cultes reconnus » – par des parenthèses à l’abri desquelles il dépose la discrète conjonction « ou » qui marque l’équivalence.
Mais il n’y a jamais eu de « pacte des cultes reconnus », et Jean Baubérot le sait : il l’écrit en toutes lettres un peu plus loin – sans en tirer conséquence quant à la légitimité de son équivalence. On peut comprendre pourquoi : la thèse générale du livre – les rapports entre les Eglises et l’Etat devront dorénavant être négociés – s’appuie sur un unique précédent, sur le seul « pacte » digne de ce nom (effectivement signé par les responsables d’une Église et de l’État), le Concordat de 1801.
Cette thèse, il la répète tout au long du livre, jusqu’au chapitre conclusif, « Vingt-cinq (hypo)thèses et propositions » : « Ce premier seuil de laïcisation se marque par un pacte concordataire (ou pacte des cultes reconnus) ».
On voit à présent la difficulté d’évaluer les thèses de Jean Baubérot : il les avance et les retire d’un même mouvement, signalant qu’elles ne sont peut-être que des hypothèses. On aurait beau jeu de lui faire remarquer qu’une hypothèse scientifique n’est pas une simple supposition ; que celle d’un « pacte des cultes reconnus » n’est pas tenable ; et enfin, que la conclusion du livre retire à cette « hypothèse » la portée empirique que le corps de l’ouvrage semblait lui donner.
En réponse à des objections qui lui ont été adressées, Jean Baubérot nous assure aujourd’hui que la notion de « pacte {…} ne prétend pas désigner empiriquement la réalité » : c’est une « grille de lecture » pour « l’histoire de la laïcité ». Dès lors, il lui paraît « assez vain » de prétendre (comme je le fais pour ma part aussi depuis plusieurs pages) qu' »il n’y a pas de ‘pacte laïque’, comme on dirait ‘il n’y a pas de chaise dans cette pièce' ». Car ce serait confondre la carte avec le territoire, le « type idéal » weberien avec l’empirie, le dictionnaire avec le discours des sciences humaines : « parler sociologiquement de pacte ne signifie, en aucune façon, prétendre que cela a pris la forme juridique d’un ‘contrat de puissance à puissance' ».
Jean Baubérot reprend là une réponse qu’il a déjà faite à Jean Boussinesq. Celui-ci soutenait que le terme de « pacte » ne pouvait s’appliquer qu’à des contrats passés entre deux puissances publiques et non à des lois, »actes unilatéraux de la puissance publique ». Jean Baubérot avait alors accepté cette assertion. Toutefois, il avait maintenu l’expression de « pacte concordataire », lui attribuant un « aspect d’ordre symbolique » grâce auquel « les gens ne font pas objection de conscience par rapport au contrat passé, même s’ils ne sont pas satisfaits… ». Plus loin, il était revenu sur « le fonctionnement symbolique du pacte », sur ce qui relève de « la question du sens », plutôt que « du vivre ensemble, du quotidien ». Je me suis permis de souligner ces termes, qui entraînent le discours « sociologique » dans l’océan des notions indéfinissables, et donc inattaquables.
De quelle langue usent donc les sociologues, et quel est son rapport avec le parler ordinaire ? Qu’est-ce qu’une « grille de lecture », et quel est son rapport avec le texte dont elle est censée faciliter l’interprétation ? Le dispositif de 1801-1802 a été largement imposé à la papauté et à l’épiscopat français. L’Église en a néanmoins tiré profit, surtout de 1815 (la Restauration) à 1876 (la fin de la « République des ducs »). Qu’il s’agisse d’empires, de monarchies ou de républiques, tous les régimes ont reconduit – à des détails près – une législation des cultes qui leur permettait d’avoir barre sur l’Église catholique. Quant aux populations, sans doute ont-elles apprécié de pouvoir faire leurs dévotions, mais on doit se souvenir que deux des trois tempêtes révolutionnaires du siècle – 1830 et 1871 – se sont accompagnées d’une explosion d’anticléricalisme : voilà qui rend difficile l’interprétation du mot « pacte » dans le sens d’un consensus social implicite.
On fait souvent grief aux « laïcistes » d’écrire en langue de bois, mais est-ce un progrès décisif que de pratiquer la langue de glisse ?
III – FRACTURE OUVERTE
Si l’idée d’un « pacte concordataire » pose problème, celle d’un « pacte laïque » est franchement insoutenable : jamais il n’y a eu d’accord entre les parties à propos de la séparation des Églises d’avec l’École (1880-1886), puis d’avec l’État (1905). Dans les deux cas, les gouvernements concernés ont décidé seuls. Bien sûr, ils ont pris soin de ne pas frapper les « catholiques de suffrage universel » (attachés à la Révolution comme à la religion) à leur point le plus sensible, tant l’histoire de la période révolutionnaire offrait un riche catalogue des erreurs à éviter en matière de politique religieuse. Et ils ont joué, quand c’était possible, une fraction de la hiérarchie ecclésiastique contre les autres, une fraction des parlementaires catholiques contre les autres. Bref, pour achever le travail commencé en 1789 – déconfessionnaliser la République -, ils ont appliqué le b a -ba du bien gouverner.
Dieu à l’École
La Révolution avait légué plusieurs projets d’organisation de l’enseignement, dont certains constituent, de nos jours encore, une référence importante pour la pensée républicaine – par exemple celui de Condorcet. Mais les régimes autoritaires qui inaugurent le XIXe siècle n’ont que faire de citoyens dotés d’un jugement autonome, et ces plans sont mis au rencart.
Pour le premier Empire, il s’agit de former un corps de fonctionnaires de l’État et une nouvelle classe de notables qui lui devra son prestige et ses prébendes. A cet effet, la loi de 1806 et le décret de 1808 donnent à l’Université le monopole de l’enseignement public et de la collation des grades : même les religieux enseignants sont tenus d’obtenir des diplômes d’État. La responsabilité du primaire revient aux autorités locales, qui se tournent vers les Frêres des Écoles Chrétiennes, selon le vœu de Portalis : « avec la religion, on peut être instruit sans être savant. C’est elle qui enseigne, qui révèle, toutes les vérités utiles », du moins la seule qu’il estime nécessaire aux gouvernés, l’éminente valeur de la soumission. Voilà l’une des raisons pour lesquelles la loi de 1802 est muette sur les congrégations : avec elles, les municipalités disposent d’une armée d’instituteurs dépourvus d’un statut professionnel stable.
La Restauration monarchique, par les privilèges et les honneurs qu’elle répand sur l’Église, rétablit celle-ci dans l’illusion de son ancienne puissance, bien que le cadre concordataire soit à peine modifié. Un nouveau clergé apparaît : nombreux, zélé, actif, répudiant le gallicanisme, fervent adepte de la papauté. Il va s’employer à reprendre en main les populations naguère séduites par la Révolution et « déchristianisées ». Des missions itinérantes parcourent le pays, les cérémonies publiques et les processions se multiplient, les fidèles sont enrégimentés dans les associations pieuses par sexes et classes d’âge… Certains religieux tablent sur l’enfance, sur la préparation d’une relève des générations : « les plus perspicaces vont d’instinct à l’enseignement primaire ». Au cœur du programme, le catéchisme ; quelques connaissances (lecture, calcul…) sont dispensées par surcroît, mais avec parcimonie ; quant à la formation du jugement rationnel (cette vieille lune des projets révolutionnaires), elle n’est plus à l’ordre du jour, sinon pour une poignée d’instituteurs publics, bientôt accusés de subvertir et de démoraliser la jeunesse. De fait, ils découvrent alors les idées socialistes.
Sous la Monarchie de Juillet, l’enseignement primaire masculin se généralise avec les lois Guizot de 1833 et 1835, qui marquent un tournant dans l’histoire de l’instruction en France. Les communes de plus de 500 habitants auront une école primaire (publique ou privée), chaque département doit entretenir une École normale, les maîtres sont nommés par le ministre de l’Instruction publique et deviennent des fonctionnaires de l’État. Enfin, le contrôle des évêques est remplacé par celui d’un corps d’inspecteurs primaires, encore que chaque école communale soit surveillée par un comité de notables où siègent le maire et le curé. Et les écoles catholiques prospèrent d’autant plus qu’elles disposent maintenant d’un statut officiel.
Avec les journées révolutionnaires de 1848 ressurgissent les idées de 1791-1795, enrichies par un demi-siècle de déconvenues politiques : le saint-simonien Hippolyte Carnot, éphémère ministre de l’Instruction publique, présente un projet d’enseignement primaire obligatoire, gratuit et laïque. Il n’aboutira pas car, dès septembre, un raz-de-marée conservateur submerge le pays, œuvre d’une bourgeoisie dont la fraction libérale est rentrée dans le rang par crainte du socialisme et des désordres populaires. Thiers, vice-président de la République, dénonce les « 37 000 enseignants socialistes et communistes, véritables anti-curés », « ennemis de la société » – sans doute parce que certains d’entre eux ont fondé l’Association fraternelle des instituteurs, institutrices et professeurs socialistes, qui publie L’Émancipation de l’instituteur. En janvier 1850, la loi Parieu donne aux préfets le droit de révoquer les instituteurs qui soutiennent des idées républicaines : quatre mille d’entre eux sont destitués – le diplôme universitaire ne garantissant plus leur inamovibilité.
Votée en mars de cette même année, la loi Falloux assure le contrôle politique de l’enseignement public en le cléricalisant et en le flanquant d’un enseignement catholique concurrent, auquel sont accordées de grandes facilités. (C’est à cette loi que nous devons aujourd’hui encore la liberté du primaire et du secondaire.)
Les communes, les départements ou l’État – les fonds publics – subventionnent des écoles primaires catholiques dont les instituteurs sont dispensés des examens de capacité : un stage suffit pour les hommes, les religieuses n’ont besoin que d’une lettre d’obédience de leur Supérieure. A l’école primaire publique, selon Émile Poulat, « la religion est partout : sur les murs (le crucifix, mais aussi les maximes), avec la prière, trois fois par jour, la messe dominicale où l’instituteur conduit et surveille les enfants, le catéchisme, qu’il faut apprendre et réciter, l’histoire sainte, qu’il enseigne (et dont histoire profane et géographie ne sont que des compléments), les modèles d’écriture, la lecture courante {…}, le chant, grégorien ou cantiques traditionnels ». Et Mgr Dupanloup : « Le comité local {qui surveillait les enseignants communaux sous la loi Guizot} est supprimé, et l’instituteur remis sous la surveillance immédiate et spéciale du curé {…}, non seulement en ce qui regarde la religion, mais aussi pour la direction morale de l’enseignement primaire. La funeste indépendance de l’instituteur vis-à-vis du curé disparaît donc en même temps que son inamovibilité. » Désormais, l’évêque est membre de droit du Conseil Académique.
Que les écoles soient publiques ou privées et les instituteurs « laïcs » ou religieux, la loi Falloux contraint tous les élèves à un enseignement confessionnel. Émile Poulat décrit excellemment ce système : « une école doit être catholique, protestante ou juive, et, à défaut, mixte, mais non pas neutre (ou comme on dira plus tard, laïque) ; et un instituteur ne peut être nommé que dans une école correspondant à sa religion. Il s’ensuit deux corollaires. D’un côté, nul ne peut être instituteur s’il n’appartient à l’un des cultes reconnus. Et de l’autre, les parents qui le désirent n’ont aucun moyen de soustraire leurs enfants à une formation religieuse, dès lors qu’ils les envoient à l’école, même en invoquant leurs convictions, leur responsabilité morale ou la liberté de conscience. » Dans « une école à dominante catholique, tous les élèves sont astreints au régime commun : ils peuvent être dispensés de la messe, de la communion, de la récitation du catéchisme, mais non d’assister à ce dernier ou de chanter les cantiques ». Car Falloux veut « que la religion ne soit imposée à personne, mais qu’elle soit enseignée à tous » : un vrai catholique libéral.
Dans le secondaire, le clergé peut enseigner sans diplôme d’État. Encore Mgr Dupanloup : « nul grade, nul brevet de capacité, nul stage, aucune condition quelconque ne sont exigés ni des préfets d’étude, ni des professeurs, pas même des professeurs de rhétorique et de philosophie. Le simple diplôme de bachelier es-lettres, si facile à obtenir à l’âge où l’on finit les premières études, suffit pour le chef d’établissement, qui est seul astreint à fournir une preuve de capacité. » L’Université telle que l’a voulue Napoléon Bonaparte subsiste, mais elle a perdu le monopole de l’enseignement : le Conseil supérieur de l’Instruction publique ne comprend plus que huit universitaires sur vingt-huit membres – parmi lesquels sept représentants des cultes reconnus et trois membres de l’enseignement libre.
Bien sûr, le débat parlementaire sur la loi Falloux mobilise les républicains, qui veulent prendre date devant l’opinion. Selon J.-M. Mayeur, les interventions d’Edgar Quinet auront une immense influence dans la formation de l’esprit républicain. Il inscrit d’emblée la laïcisation de l’école dans celle de l’État : nous devons, écrit-il, « séculariser la législation, séparer le pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique, la société laïque et l’Église, {…} l’instituteur du prêtre, l’enseignement du dogme. » En 1850, Quinet publie L’Enseignement du peuple, livre de référence pour les fondateurs de la laïcité scolaire, Jules Ferry et Ferdinand Buisson.
Non seulement la loi Falloux suscite une opposition déterminée chez les intellectuels républicains, mais surtout elle « ne reflète pas la volonté populaire », écrit Émile Poulat . Car ce dispositif scolaire a été édifié par deux forces politiques distinctes mais qui, pour l’instant, sont coalisées : d’une part, le clergé, qui veut la rechristianisation de la société française, à défaut d’une restauration monarchique dont il ne désespère pas encore ; d’autre part, une bourgeoisie, épouvantée par le spectre du socialisme et par l’agitation populaire. On peut, à l’instar de Jean Baubérot, interpréter cette situation comme une « inflexion » du « pacte concordataire », mais à la condition expresse d’ignorer « la volonté populaire ». A savoir, ce qui justifierait la signification « sociologique » du terme « pacte ». C’est bien ce que souligne dès 1873 la Revue politique et littéraire : « La question est donc nettement posée entre le catholicisme et la société moderne, de façon qu’aucune transaction ne puisse la résoudre. »
L’idée d’une instruction primaire décléricalisée (voire laïque), obligatoire et gratuite est communément partagée par les républicains dès les années 1860 : création de la Ligue de l’Enseignement (1866), discours de Gambetta sur l’École (1869), Mouvement National du Sou contre l’Ignorance (1871) – campagne de la Ligue soutenue par les loges maçonniques -, toutes ces initiatives sont bien accueillies par l’opinion mais ne modifient guère le tableau. Certes, le nombre de républicains à l’Assemblée augmente d’année en année à partir de juillet 1871, et les cléricaux soupçonnent leurs jours d’être comptés, mais cela les conduit plutôt à tenter de créer des situations irréversibles. Ainsi, en 1875, l’enseignement supérieur catholique est-il autorisé, ses étudiants se présenteront devant des jurys mixtes, composés pour moitié seulement de professeurs d’État. Jules Ferry, alors député de Saint-Dié, a beau invoquer contre cette prétention « la vieille doctrine du bon sens français, de l’esprit français qui n’est autre que la doctrine de l’État laïque », et proclamer « Je crois à l’esprit laïque, laïque dans son essence, laïque dans ses organes » – c’en est fait, pour l’Université, du monopole de la collation des grades.
L’École sans Dieu
En janvier 1879, Jules Grévy accède à la présidence de la République, après l’échec du coup de force légal de Mac-Mahon. Et c’est Jules Ferry qui prend en charge le ministère de l’Instruction publique, bien décidé à conduire à terme la « sécularisation » de l’École. Depuis deux ans qu’il est un « républicain de gouvernement », il évite avec soin les termes de « laïcité » ou « laïcisation » : cela risquerait de fâcher les électeurs catholiques. Du moins, ceux d’entre eux – dans la petite ou moyenne bourgeoisie et la paysannerie – qui parviennent enfin à se désolidariser des droites. Pour la même raison, Jules Ferry a remisé son enthousiasme pour la séparation de l’Église et de l’État : pourquoi effrayer des électeurs dont il prévoit qu’ils le suivront sur l’École ? Tout comme Gambetta, le voici donc partisan du système concordataire.
Léon XIII, élu pape en 1878, n’a pas manqué d’enregistrer cette conversion : il est conscient qu’en France ni le retour de la monarchie ni le Second Empire n’ont redonné à l’Église la place qu’elle occupait avant la Révolution et que la laïcité de l’État (sinon de l’École) est entrée dans les mœurs. Il privilégie donc la solution de l’Église dans l’État. De là sa placidité à l’occasion de la première bataille pour l’enseignement public.
Au printemps 1879, Ferry élabore deux projets de lois destinés à rétablir l’Université dans son autonomie. L’Assemblée les vote, mais le Sénat rejette un certain Article 7 – qui pose que les membres des congrégations non autorisées ne pourront plus enseigner, même dans les établissements privés. Le débat national est lançé. Les pamphlétaires catholiques montent au créneau, mais l’opinion moyenne ne paraît pas défendre les congrégations : elle n’est véritablement attachée qu’aux Frères des écoles chrétiennes. Pour pallier le blocage législatif, le gouvernement recourt aux décrets : la Compagnie de Jésus est dissoute, ses membres seront dispersés (mais non pas expulsés) ; les congrégations non autorisées devront se mettre en règle, sous peine de voir leurs établissements scolaires fermés. « C’est la guerre », écrit Mona Ozouf. La magistrature et l’armée sont chargées de prêter main-forte aux préfets pour l’application des décrets : des catholiques s’y refusent et démissionnent à grand fracas.
Dans tout ce brouhaha, Jules Ferry, devenu président du Conseil, maintient sa politique : les congrégations masculines non autorisées cessent d’enseigner, « à quelques exceptions près ». Et son analyse politique était juste : les « catholiques de suffrage universel » n’ont pas bronché ; Léon XIII n’a pas entrepris de croisade pour la défense des congrégations ou de l’école confessionnelle, « à la grande déception des catholiques intransigeants ».
En 1879, il y a unanimité, chez les parlementaires républicains, pour mener la bataille législative de l’école publique gratuite, obligatoire et laïque. Paul Bert, président de la Commission d’Enseignement de l’Assemblée, a préparé un projet de loi en cent-neuf articles. Trop massif pour l’opposition, estime Ferry : il sera lentement étouffé, à coups d’amendements et de navettes entre les Chambres.
Le ministre de l’Instruction fait le choix de sérier les difficultés en passant plusieurs lois : chacune doit pouvoir rallier – outre les laïques – un certain nombre de catholiques. L’essentiel est d’empêcher qu’ils ne se constituent, une fois pour toutes, en un bloc hostile. Par chance, la refonte de l’École ne porte aucune atteinte au régime concordataire, puisque les lois de 1801-1802 n’en traitaient pas. Aussi, dès l’été 1880, Jules Ferry va-t-il proclamant qu’il récuse la « formule décevante » de la Séparation, et il ne perd pas une occasion de prendre la défense du budget des Cultes, que ses amis anticléricaux ont tendance à rogner. Ferry escompte avec raison que cette attitude lui vaudra la neutralité de Léon XIII, le soutien des gallicans, l’isolement des ultramontains, la soumission de l’épiscopat et, bien sûr, la sympathie de son électorat catholique potentiel.
Reste que l’ensemble du projet sur l’École abolit l’omniprésence du catholicisme dans les locaux et les programmes de l’enseignement public ; et qu’il lui arrache l’instruction d’un tiers environ des enfants de l’école primaire publique. Après que l’Église s’est fait déposséder par l’État de tant de fonctions sociales, ce pourrait être la fin de sa prétention à une utilité extra-confessionnelle.
Le premier projet de loi est évidemment celui qui suscite le moins d’objections : la gratuité absolue de l’enseignement primaire dans les écoles publiques. Imparable, à moins de prétendre que l’instruction est chose dangereuse. La loi passe le 16 juin 1881, en même temps qu’une autre, sur les titres de capacité de l’enseignement primaire. Elles sont sanctionnées par des succès électoraux en août 1881 à l’Assemblée et en janvier 1882, au Sénat.
Mais le plus gros morceau est évidemment la laïcité de l’École : celle des bâtiments, des programmes et des maîtres. Je me bornerai à indiquer la tactique de contournement utilisée par Ferry : le règlement d’ensemble de la question des enseignants est laissé à plus tard (ce sera la loi Goblet en 1886, véritable charte de l’enseignement primaire) ; une même loi pose l’obligation scolaire et la déconfessionnalisation des bâtiments et des programmes (notamment le remplacement de l’instruction religieuse par l’instruction civique et morale) ; enfin, il n’est pas question de « laïcité », mais de « neutralité » – terme sur lequel on n’a pas fini de gloser (Ferry lui-même l’ayant enseveli sous quelques pelletées d’ambiguïtés).
Après de nombreuses passes d’armes sur l’École avec ou sans Dieu, la loi sur l’obligation et la « neutralité » scolaires est votée en mars 1882. La rentrée scolaire d’octobre est paisible, Ferry demande que l’enlèvement des signes religieux dans les écoles publiques se fasse de manière progressive et « selon le vœu des populations » ; des congréganistes conservent leur poste mais ils savent qu’à terme, ils devront partir. Les élites catholiques sont encore partagées entre l’appel à la révolte contre cette loi scélérate (on envisage une « croisade de la désobéissance ») ou la conciliation quand, en août 1882, un Bref de Léon XIII rappelle les fidèles à la raison. Véhément dans la condamnation, il signifie, en clair, que la loi est la loi.
On comprend donc comment Ferry navigue, entre convictions, grands desseins, habileté, et conscience politiques. Ses convictions personnelles sont franchement antireligieuses. Pourtant, sa politique ne peut pas l’être parce que la France est un pays catholique et qu’on ne peut aller contre le suffrage universel : « Attaquer le catholicisme, se mettre en guerre avec la croyance du plus grand nombre de nos concitoyens, mais ce serait la dernière et la plus criminelle des folies ». Il faut contenir les prétentions cléricales et déconfessionnaliser l’École pour asseoir la République ; et il faut former l’esprit national par l’instruction civique et morale. Mais une majorité d’Assemblée ne saurait imposer au pays une politique anticléricale : sur ce point, il s’est toujours opposé avec les radicaux et l’extrême-gauche.
Positiviste, il est persuadé que les religions disparaîtront d’elles-mêmes. Politicien avisé, il tient compte de l’état d’esprit de son électorat : « Je suis l’élu, écrit-il à son épouse, d’un peuple qui fait des reposoirs, qui tient à la République mais qui ne tient pas moins à ses processions. » Simple opportunisme ? Il faut se souvenir que le suffrage universel est une conquête récente et que les républicains laïques arrivent au pouvoir pour la première fois – Ferry peut-il l’oublier un seul instant ? « S’il y a une contradiction dans l’état de nos lois, c’est que cette contradiction existe profondément dans l’état mental et moral des populations que nous représentons. »
C’est pourquoi le repli stratégique de Jules Ferry sur la formule concordataire n’entraîne chez lui aucune révision déchirante : il peut continuer d’exalter la « modernité » de la Révolution (sa création d’un État débarrassé de l’emprise cléricale) ; vouloir réaliser, presque un siècle après, ce à quoi elle n’a pu parvenir (l’École « neutre », garante à terme de cet État) ; et invoquer à cet égard la grande figure de Condorcet.
Dès lors, est-il possible, pour qualifier ce genre de démarche, de faire comme Jean Baubérot appel à la notion de « pacte » ou de « compromis » ? L’action de Jules Ferry pour combattre le cléricalisme ne consiste-t-elle pas, plutôt, à refuser avec obstination de confondre une majorité d’Assemblée avec la « volonté générale », ou mieux, à emmener ladite « volonté générale » sur la voie de plus de liberté ?
Ce texte nous a menés de la guerre scolaire de 1984 à l’apparition de la néo-laïcité ; puis aux analyses que son représentant le plus éminent, Jean Baubérot, propose de l’histoire de la laïcité. Je n’en ai envisagé que deux moments : l’établissement du régime concordataire en 1801-1802 et la conquête de la laïcité scolaire au cours des années 1880. Pourquoi m’arrêter là, puisque la bataille principale – la séparation des Églises et de l’État – n’a pas encore eu lieu ?
Bien sûr par manque de place dans le cadre d’un article de revue, mais surtout en raison de la complexité de l’événement : la Séparation – cette décision politique d’une extrême radicalité, prise par des hommes politiques extrêmement modérés, confrontés à une papauté d’une extrême intransigeance – est à la fois un aboutissement (le couronnement de l’œuvre révolutionnaire), un fondement du lien politique républicain, et peut-être l’ultime épisode de la guerre des « deux France ».
Très vite après le vote de la loi de 1905, en effet – notamment à partir de la Grande Guerre -, les gouvernements successifs ont appliqué les lois de laïcité en témoignant d’une large mansuétude envers l’Église catholique ; et après 1941, les lois sur le financement public de l’école privée ont pris des libertés avec le principe de séparation des Églises et de l’État. Il serait donc impossible de s’en tenir à ses deux premières significations – l’aboutissement de la Révolution, le fondement du lien politique républicain -, malgré leur importance. Nous devons aussi accepter de penser ensemble et la radicalité de la Séparation et la longue série d’arrangements avec les Églises qui s’en est suivie sans interruption depuis 1925.
Ainsi serons-nous en mesure d’apercevoir la véritable innovation apportée par la néo-laïcité : une réutilisation des idées communautaristes américaines (à peu près sans rapports avec ce qu’on entend par là dans leur pays d’origine), et destinée au pire à réviser la loi de 1905, au mieux à promouvoir les religions. Ce sera l’objet d’un travail ultérieur.
Jeanne Favret-Saada est Directeur d’Études à l’École Pratique de Hautes Études, Section des Sciences religieuses.
Paru dans « Les Temps Modernes », août-septembre-octobre 1999
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