Morale Laïque ?

Quelques élément sur le thème

Le débat

« Le ministre de l’Éducation nationale veut un enseignement de la « morale laïque » à l’école publique, abordant notamment « le sens de l’existence humaine, (…) ce qui fait une vie heureuse ou une vie bonne. » Vaste programme… mais la morale ne peut ni ne doit remplacer les contenus disciplinaires diminués depuis des années.

Répétons-le, la laïcité n’est ni une « valeur », ni une philosophie, ni une idéologie. C’est un cadre juridique, assurant la liberté de conscience (dont découle le libre exercice des cultes) et séparant les religions et les pouvoirs (et services) publics. Autrement dit, un contenant, pas un contenu – ou, mieux, un contenant permettant tous les contenus philosophiques, l’incroyance comme la croyance.

Il s’ensuit qu’il n’y a pas plus de « morale laïque » que, par exemple, de « science laïque ». La laïcité – au sens de la séparation d’avec le religieux – est la condition sine qua non de la morale comme de la science. Sans elle, ni recherche ni éthique possibles : seulement le rabâchage et la justification des dogmes. C’est à Kant, tout croyant qu’il fût, que l’on doit d’avoir arraché, aux temps modernes, la morale à la théologie. (…) »

« En parlant d’«enseignement laïque de la morale» plutôt que de «cours de morale laïque», le récent rapport remis à Vincent Peillon lève un malentendu : l’enseignement qui sera dispensé du cours préparatoire à la classe terminale à partir de la rentrée 2015 ne sera ni moralisateur ni doctrinal. Il devra être «laïque», c’est-à-dire libre et raisonné. Mais cette clarification bienvenue s’accompagne d’une modification moins remarquée. Le projet d’un enseignement moral autonome est abandonné au profit d’une fusion des divers cours d’éducation civique en vigueur, sous la bannière désormais unifiée d’un «enseignement moral et civique».

Rendu inséparable de l’éducation civique, l’enseignement laïque de la morale n’engage aucune conception de l’existence ou du bien ultime. Il se réfère aux seules valeurs fondatrices de la République : la liberté et l’égalité, la justice, le respect de la personne humaine, la solidarité. Symétriquement est affichée la dimension morale de l’instruction civique. Il ne suffit pas que les élèves connaissent les lois et comprennent que, dans un Etat de droit, aucune liberté n’est absolue. L’école ne se contente pas d’apprendre à obéir à la loi par peur du gendarme. Elle vise la disposition subjective de l’élève. Comme l’indiquait Bachelard, «une éducation morale doit former une volonté “solitaire” d’action “sociale”».

Cet enseignement ne saurait assurément être limité au travail en classe, et le rapport préconise de l’inscrire parmi les missions de la «vie scolaire». Le principe de l’intérêt général peut être mobilisé pour s’appliquer au comportement de chacun. Considéré comme un sujet responsable de l’injustice qu’il commet lorsqu’il nuit au travail de tous, l’élève serait ainsi élevé au-dessus de la condition d’usager, de consommateur ou de vendeur de compétences, dans laquelle l’enferme «la nouvelle école capitaliste».

L’école est-elle aujourd’hui capable d’éveiller au respect de l’intérêt général ? Les sermons étant de toute façon sans effet dans les lycées de centre-ville comme dans ceux des banlieues défavorisées, resterait à réfléchir aux formes que prendrait l’enseignement moral et civique : étude de textes ou d’œuvres culturelles, analyse de dilemmes, production de dossiers individuels ou collectifs. Cependant, le rapport ne masque pas l’état déplorable de l’école publique, allant jusqu’à observer que l’exhortation morale au respect entre souvent dans une vaine concurrence avec le «respect “mafieux” autorisé par le droit du plus fort». L’aveu paraît d’autant plus cruel que le rapport cite en exergue Jaurès, pour qui l’enseignement civique devait avoir «pour âme le respect de la personne humaine, de la dignité humaine». On mesure, plus d’un siècle après, l’immensité de la tâche restant à accomplir. On peine surtout à envisager comment, dans un tel contexte, un «enseignement moral et civique» aurait quelque chance d’être mieux «respecté» que les enseignements de musique, de français, de chimie, ou que les actuels cours d’éducation civique. Il est vain d’espérer que l’école enseigne des valeurs qu’elle ne parvient pas à imposer, et qu’elle contredit même, en laissant prospérer en son sein la concurrence et le caporalisme.

Le rapport tente de contourner la difficulté en proposant que ce nouvel enseignement ait pour objet «la transmission des valeurs de la République». Il tranche en cela avec la vulgate selon laquelle transmettre, ce serait «reproduire» des préjugés et des habitudes aliénantes, entraver la «construction» autonome de l’élève, adopter à son égard une position dominante. Transmettre des valeurs ne revient pas à les imposer ou les faire admettre comme s’il s’agissait de faits naturels. C’est les faire découvrir comme des exigences. On montre alors que les valeurs impliquées dans l’idée républicaine sont des idéaux ayant donné lieu à des combats et des victoires, mais aussi à des hésitations, des trahisons et des transformations. A l’opposé de toute morale d’Etat, l’enseignement moral et civique s’inscrit dans la filiation de ce que l’école laïque des commencements nous a légué de meilleur : il veut permettre à chacun de se juger et de juger les normes de la société existante.

Mais peut-on à la fois dispenser un enseignement de nature critique et laisser l’école sous l’emprise des «compétences à acquérir» par lesquelles on formate des sujets économiques adaptatifs ? Le trait distinctif de l’école est la transmission des connaissances fondamentales, patiemment acquises et consolidées. Elle en fait éprouver leur valeur intrinsèque. Son horizon est l’universalité. «Un enfant ayant fait une addition suivant ses règles, disait Descartes, se peut assurer d’avoir trouvé, touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit humain saurait trouver.»

L’instruction prouve sa valeur morale quand elle fait comprendre qu’autour de l’idée vraie les hommes se rendent autonomes, égaux et même solidaires. Un «enseignement moral et civique» ne prendra sens que dans une école refondée sur la valeur de la connaissance. »

Par Pierre Hayat, professeur de philosophie et membre de la commission Ecole de l’UFAL et Nicolas Franck, professeur de philosophie, vice-président de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public

Bibliographie complémentaire :

  • Morale sans obligation ni sanction ou morale anarchiste » Barrué Jean, Les Cahiers du Vent du Ch’min 3.86
  • Pas de Sermon à l’Ecole, Davantage à d »Instruction M. Peillon, UFAL, texte de Charles Arambourou.
  • « La Morale Laïque contre l’Ordre Moral« , Baubérot Jean, éd. du Seuil 1997, 368 pp. 21,70 € « [Note de l’éditeur] : Comment l’école laïque a-t-elle vu le jour ? Avant tout par la création, à l’école primaire, du cours d’ « instruction morale et civique ». La morale laïque se trouve donc au cœur de la laïcité, comme le montre Jean Baubérot en retraçant les débats qui ont précédé et suivi la loi de 1882. Aux yeux de Jules Ferry, il fallait éviter que la laïcité n’entraîne une perte de repères moraux, un vide qui ne pouvait que favoriser le retour de l’« ordre moral » qui avait régné dix ans auparavant sous le gouvernement du même nom. Par ailleurs, grâce au souci constant de Ferry de pacifier le conflit, le régime républicain et l’Église catholique se sont insérés dans le jeu démocratique.
    Comment va-t-on enseigner la morale laïque ? Dans la seconde partie du livre, l’auteur propose, pour la première fois, une étude du contenu et des problèmes de cette morale laïque entre 1882 et 1918 à partir de 210 cahiers d’écoliers. Cette approche originale permet de ressaisir au plus près de la réalité empirique vécue à l’école, les leçons données par l’instituteur, les devoirs de morale réalisés par les élèves. On saisit ainsi sur le vif l’écart entre les manuels et leur réception effective : le monde enfantin, plein de fraîcheur, de finesse et d’humour, qui s’ouvre avec les cahiers d’écoliers, fait deviner un monde de la classe éloigné de la guerre des deux France et des débats d’enseignants. Par souci de solidarité, on y modifie la fable de la cigale et de la fourmi, on y conjugue droits et devoirs, liberté et responsabilité, raison et tendresse : une véritable culture morale apparaît ainsi, riche et subtile, que nous avons trop perdue
    . » (chroniqué également, sur 4 pages, par son collègue Jean Boussinesq, dans la rubrique lecture des Cahiers Rationalistes 1997 ? www.union-rationaliste.org – 24.12.13A l’Ecole, la Morale Sans Sermon par Pierre Hayat et Nicolas Franck, vendredi 7 juin 2013, parution UFAL.org,  (parution dans Libération)