ONU : vers un délit de « diffamation des religions »

d’après Jeanne Favret-Saada , mai 2007

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(première parution in ReSPUBLICA Lettre Electronique n° 536, 11.5.07)

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En février 2006, alors que l’affaire des « caricatures de Mahomet » faisait rage, l’Organisation de la Conférence Islamique demandait sans succès l’inscription d’un principe dans la charte du Conseil des droits de l’homme : « Le droit à la liberté d’expression est incompatible avec la diffamation des religions et des prophètes. » Elle réclamait aussi le vote, par l’Assemblée Générale de l’ONU, d’une résolution condamnant « la diffamation des prophètes et des religions ».

Sur le moment, elle n’obtint rien mais après la fin du conflit l’Assemblée Générale lui faisait une grâce : le 8 septembre, dans une résolution 60/288 sur sa stratégie de lutte contre le terrorisme, elle recommandait aux Etats qu’ils entreprennent de lutter contre « la diffamation des religions ». Sans préciser comment, ni en quoi ce genre d’initiative permettrait de réduire le terrorisme. Quelques jours plus tard, le président du Pakistan, Pervez Musharraf, enfourchait ce nouveau cheval de Troie, demandant à l’AG qu’elle interdise la « diffamation de l’islam ». On aurait espéré que la carrière de cette notion nouvelle s’arrête là, mais c’était oublier l’obstination de l’OCI, d’une part ; et l’aptitude infinie de l’ONU à résoudre les conflits insolubles en les enrobant dans du coton.

Autrement dit, en produisant un discours informe, qui juxtapose les positions discordantes des parties en présence et qui les authentifie en les reliant aux résolutions antérieures de cette grande instance internationale. C’est pourquoi, le 17 décembre 2006, l’on enregistra sans surprise l’existence d’une Résolution 61/164 lors de l’AG de l’ONU. La déjà fameuse « diffamation des religions » apparaît tardivement dans le texte, après des considérations impeccables sur le racisme, la xénophobie et la discrimination, toutes choses que l’ONU combat à juste titre depuis sa création. Cette notion nouvelle (la « diffamation des religions ») n’est pas définie, bien que l’AG en fasse « une cause possible de disharmonie sociale », susceptible de provoquer « des violations des droits humains ».

Aussi le Secrétaire Général propose-t-il dix-huit mesures pour lutter contre ce fléau. Elles ont beau être d’une insigne mollesse, elles n’en intègrent pas moins la « diffamation des religions » dans la langue onusienne. Et surtout, elles présentent comme une évidence l’idée que le droit à la liberté d’expression devrait désormais « s’exercer de façon responsable » et donc, « être soumise à des restrictions légales qui fassent droit au respect des religions et des croyances ». Rien n’est dit, mais l’intention est évidente : la « diffamation des religions » est assimilée aux motifs reconnus de limitation de la liberté d’expression (propagande en faveur de la guerre ; incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence, article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques).

Certes, il n’est jamais facile d’interpréter une résolution de l’ONU : plusieurs dizaines sont votées chaque année, qui n’auront aucune suite ; dans une même session, chacune est incompatible avec plusieurs autres ; les décisions proprement dites sont souvent formulées de façon si vague qu’il est impossible d’en tirer une ligne d’action. Reste qu’un groupe de pression suffisamment obstiné peut faire progresser sa cause au fil des mois jusqu’au point où les Etats sont mis en demeure de prendre des décisions. Pour ce qui est de la « diffamation des religions », nous n’y sommes pas tout à fait, mais presque. Le 30 mars 2007, cette notion a refait surface au Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU (Genève), par la voix du Pakistan — cette fois, au nom de l’OCI. Voilà un Conseil des Droits de l’Homme qui doute encore de l’existence de violations des droits humains au Darfour, mais qui vote avec certitude une résolution exhortant « la communauté internationale » à lutter contre la « diffamation des religions » (A/HRC/4/L.12), et surtout contre celle de l’islam. L’exposé des motifs le montre clairement : « Le Conseil se déclare profondément préoccupé par les tentatives visant à associer l’islam avec le terrorisme, la violence et les violations des droits de l’homme. Il note avec une vive inquiétude l’intensification de la campagne de diffamation des religions, et la désignation des minorités musulmanes selon des caractéristiques ethniques et religieuses depuis les événements tragiques du 11 septembre 2001. » Les objections de bon sens juridique ne manquent pas : le délit de diffamation (l’atteinte à l’honneur ou à la réputation) ne saurait concerner que des personnes, pas des êtres aussi indéterminés que les religions ; et, s’il s’agit des personnes, le délit de discrimination d’un individu en vertu de sa religion existe déjà dans l’article 20 de la Déclaration universelle des droits humains. Alors, pourquoi cette bizarre référence à la « diffamation » ? Peut-être parce que cette demande est une suite de l’affaire des « caricatures de Mahomet », à l’occasion de laquelle la presse européenne a été accusée par l’OCI d’avoir « diffamé » le Prophète et que l’extension de la notion, de la personne de Mahomet à la religion musulmane va de soi pour l’OCI.

Malgré l’apparente fragilité juridique de cette notion, nous ferions bien de prendre garde à la signification politique de cette résolution L. 12 du 30 mars dernier. Car elle prépare de façon très explicite l’adoption de décisions à l’ONU visant à restreindre le droit à la liberté d’expression : à terme, les usages « irresponsables » de cette liberté seraient sanctionnés au même titre que des actes racistes. « Le Conseil invite le Rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme à faire régulièrement rapport sur toutes les manifestations de la diffamation des religions et en particulier sur les incidences graves de l’islamophobie sur l’exercice de tous les droits. Il demande à la Haut-Commissaire de lui en faire rapport à sa sixième session sur l’application de la présente résolution. » En attendant, le Conseil de Droits de l’Homme « engage instamment les États à prendre des mesures énergiques pour interdire la diffusion d’idées et de documents diffamant les religions et à interdire la diffusion d’idées et de documents racistes et xénophobes visant une religion ou ses fidèles qui constituent une incitation à la haine, à l’hostilité ou à la violence raciale et religieuse ».

Cette fois, l’identité entre la « diffamation des religions » et les motifs antérieurs de limiter la liberté d’expression est pleinement affirmée. Aussi, les Etats sont-ils priés de modifier dans ce sens leurs Constitutions, leurs lois, ainsi que leurs systèmes d’éducation. « {Le Conseil} engage de même instamment les États, dans le cadre de leurs systèmes juridiques et constitutionnels propres, à offrir une protection adéquate contre les actes de haine, de discrimination, d’intimidation et de coercition résultant de la diffamation des religions, à prendre toutes les mesures possibles pour promouvoir la tolérance et le respect de toutes les religions et de leurs systèmes de valeurs, et à compléter leurs systèmes juridiques au moyen de stratégies intellectuelles et morales visant à lutter contre la haine et l’intolérance religieuses. »

Enfin, le Conseil demande « instamment » aux Etats de contrôler étroitement tous leurs agents, « y compris les membres des forces de l’ordre, les militaires, les fonctionnaires et les enseignants afin que, dans l’exercice de leurs fonctions, ils respectent les religions. Ils doivent recevoir une formation à cet effet. » Cette résolution a été adoptée à 24 voix contre 14 (et 9 abstentions). Y ont été favorables des Etats membres de l’OCI, soutenus par la Chine, Cuba, la Fédération de Russie, l’Afrique du Sud, le Mexique, les Philippines le Sri Lanka et Maurice. Si nous pouvions faire confiance à nos gouvernements et aux institutions internationales, nous n’accorderions aucune importance à ces résolutions ineptes de 2006 et 2007. Mais il faudrait au moins qu’on nous explique pourquoi il a été nécessaire de les voter, et quel avenir elles présagent pour la liberté d’expression.

Source : Jeanne Favret-Saada chercheur en anthropologie. Elle vient de publier un livre sur l’affaire « des caricatures de Mahomet » : Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, 2007, Les Prairies ordinaires.

(première parution in ReSPUBLICA Lettre Electronique n° 536, 11.5.07)

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mise à jour, 7.2.13 ; création 6.2.13)